PORT LLIGAT
C’était là, à Cadaquès, juste en face, sur la plage de Port Lligat. J’étais arrivée quelques jours plus tôt… cette année là le pont entre Ascension et Pentecôte tombait en Mai.. Il faisait déjà très chaud, on se serait cru en plein été.
Comme chaque année depuis cinq ans je venais faire des bulles, histoire de reprendre l’entraînement avant la saison de plongée en Atlantique. Cadaquès à la fin du Printemps, c’était encore un petit village méditerranéen tranquille. Les gens s’y côtoyaient, s’y tutoyaient, sans l’ombre d’une ostentation.
Tout le monde connaissait sa maison, assez originale pour marquer sa différence. Devant sa porte un arbre poussait dans une énorme barque en bois peinte aux couleurs du sud. La barque avait été construite autour de l’arbre, un cyprès… D’énormes œufs de béton et d’acier étaient disposés ça et là dans le « jardin » qui descendait en restanques jusqu’à la mer. L’habitation était une succession de petits bâtiments cubiques et formait une sorte d’escalier, en gradins anarchiques, qui suivaient en désordre le même chemin que les restanques de pierres sèches. Au point le plus élevé de la propriété, il y avait une chapelle, dont il avait peint lui-même les murs et qui, il y a quelques années encore, était ouverte au public.
Mais les indélicats commencèrent à décoller des lambeaux de murs pour en garder les « reliques » et la chapelle fut définitivement fermée…
Presque chaque jour, au coucher du soleil, on voyait leurs deux silhouettes sortir de la maison et marcher tranquillement autour de la baie. Ils montaient par le chemin de rocailles jusqu’au rocher d’où l’on voit l’Ile aux oiseaux. Chaque jour... ou presque.
Ce jour là je sortais de l’eau à reculons pour pouvoir enlever plus facilement mes palmes, les rincer, me décharger de mes bouteilles vides mais encore lourdes et puis enlever ma combinaison de néoprène dans laquelle dès le sortir de l’eau je suffoquais. Je tournais le dos à la plage, j’étais face à la mer et je suivais distraitement le vol rasant de quelques goëlands bavards…
Je fis glisser la combi jusqu’à mes hanches et, enfin libérée de mon carcan, je me servis de mon masque comme d’une écope, laissant couler l’eau sur mes cheveux, sur mon visage, sur mes épaules. Je n’ai jamais mis de maillot de bain sous ma combinaison, les bretelles, le soutien-gorge, me sciaient le torse, j’étais donc nue jusqu’au hanches et j’offrais ma jeune poitrine aux derniers rayons du soleil. L’instant était divin. Je me croyais seule…
Lorsque, tout mon matériel rincé et tenant tant bien que mal, palmes, masque, tuba, détendeur et bouteilles, je me suis retournée, ils étaient là, devant moi et me regardaient sans aucune gêne. Moi si. Mais à moins de laisser tomber tout mon barda et de m’enfuir ridiculement en me cachant les seins, je n’ai eu que l’alternative de leur sourire aussi en espérant que le fard qui me montait aux joues serait pris pour un coup de soleil.
Comme si de rien n’était, ils reprirent leur promenade, comme chaque soir, tout autour de la baie.
Le jour suivant, je les revis, de loin, Gala s’appuyant sur son bras, ou peut-être était-ce le contraire…
Et le jour d’après, encore… Ils me saluèrent d’un léger mouvement de tête tout en souriant…
Je finis par guetter leur passage, par les attendre chaque soir jusqu'à la veille de mon départ. Et ce soir là, comme un cadeau, ils sont venus vers moi, comme si leur trajet innocent faisait un détour naturel jusqu’à l’endroit, sur la plage, où je m’étais assise. A leur approche je me suis levée. Il portait un pantalon large, parme, légèrement remonté sur les mollets et des sandales de corde catalanes, d’un beau violet, dont les lacets serpentaient autour de ses chevilles, une cape de panthère tachetée sur les épaules. Je ne saurais dire ce que portait Gala, on ne voyait que son visage, ses yeux, sa bouche très rouge, on oubliait tout le reste. C’est Salvador qui m’a parlé, tout doucement, comme s’il ne voulait pas faire de bruit et continuer à entendre le bruit des vagues qui mourraient tout aussi doucement sur le sable. Sa voix était comme un murmure profond, il détachait chaque mot comme si chaque mot était important pour donner corps à sa phrase. Il laissait de longs silences s’intercaler entre les mots, comme pour me donner le temps d’en comprendre tout le sens. Gala me regardait, peut-être sans me voir. Elle détournait parfois son regard vers le large, comme pour vérifier que la mer était toujours là… Elle ne dit pas un mot. Moi je m’accrochais à ses lèvres, à lui. Que disait-il ? J’avais envie de me pincer pour y croire. Pas de doute, je rêvais éveillée. Il me refit sa proposition, très clairement, puis sans l’ombre d’un doute sur la finalité de celle-ci il se tourna vers Gala, lui sourit, tendit sa canne d’ébène au pommeau d’argent vers les rochers, et ils reprirent leur promenade rituelle sans plus se soucier de moi.
Je partais le lendemain.
Aujourd’hui depuis cette fenêtre donnant sur Port Lligat, je me demande pourquoi je n’ai pas dit oui, pourquoi, le lendemain matin, devant sa porte j'ai fait demi-tour, pourquoi je n’ai pas osé "poser" pour lui…
Quel tableau aurait-il peint ?