Cuverville ou "Le Génie de la Mer"
Bert leva les yeux et admira une fois encore le « Génie de la Mer » qui semblait lui montrer, loin au-delà du port, toutes les merveilles auxquelles il avait dû renoncer…
- Arrête !
- …
- Mais arrête enfin ... Tu m’escagaces !
Il n’a pas tout de suite compris d’où venait la voix, il s’est retourné, personne, un regard à droite, à gauche, non, i’avé degun, il était bel et bien seul dans cette fraîcheur matinale et dominicale où il avait décidé, comme chaque semaine à la même heure, de venir traîner un peu sur le quai.
Depuis qu’il avait raccroché, Bert aimait bien flâner ici, le dimanche, à l’heure où les touristes traînassent encore entre deux draps d’hôtel et où les familles braillardes en sont toujours à torcher leurs mouflets. Il avait toute l’esplanade pour lui et pouvait jouir, surtout ce matin, de ce bleu de méditerranée qui continuait, malgré les années, à l’appeler au large.
La main dans sa poche droite, Bert lissait machinalement le tuyau de sa pipe. Il leva le nez et inspira un grand coup. Ah, ya pas meilleure odeur que celle des embruns… pensa-t-il, trop tôt encore pour une première bouffée. Il ressortit la main de sa poche et la porta en visière au-dessus des yeux. Le soleil malgré l’heure matinale était éblouissant. Bert chercha un peu d’ombre pour mieux distinguer, juste derrière la passe, à droite du chenal, la silhouette massive du « Mérou ». Il fit quelques pas de côté et contourna l’homme de bronze qui semblait lui désigner du doigt son ancien remorqueur.
- Eh oui, comme toi il est rangé des voitures ! Ca doit te manquer le large, pas vrai ?
Espanté, Bert leva à nouveau les yeux.
- Fatche de carigoulette c’est lui qui me parle ?
- Oui c’est moi, ça t’étonne ?
- qu'es acò ? Es un fénis ? c’est une talounade ou quoi ?
Bert n’en revenait pas, mais si l’âge lui jouait des tours, celui-ci finalement était plutôt sympathique.
- allez ne reste pas là à bader, c’est normal après tout, on partage tous les deux cet amour du grand large, on parle le même langage. Comme toi je suis resté des années à contempler l’horizon, aujourd’hui on peut bien barjaquer ensemble un moment. D’ailleurs je voulais te dire : quand tu viens là le dimanche matin arrête de me regarder les fesses !
- quoi ?
- oui, tu fais comme tout le monde, tu me regardes les fesses… et ça me gêne !
- quel chichounet va ! Elles sont belles tes fesse, fermes, musclées, t’as pas à en rougir, elles sont à faire estavaner les galinettes !
Bert se retourna encore pour vérifier que personne ne pouvait entendre la conversation étrange qui venait de s’engager…
- peut-être, mais quand même, quand « le Petit Puget » a créé ma première ébauche j’ai senti venir le vent… c’était en 1843, tu sais les sculpteurs aimaient bien dans ce temps là l’art antique, les éphèbes nus. J’avais un peu protesté mais le Louis Joseph il avait son idée bien ancrée au bout de son burin, il m’a rétorqué : "Tu vas rappeler la mémoire des grands marins, montrer à tous : c’est là-bas... bien loin qu'il faut aller, dans l'immensité, chercher, combattre et triompher … en rappelant le passé tu vas montrer à nos jeunes marins leur avenir ". Tu parles, c’est mes fesses que je leur ai montrées et il y en a plus d’un que ça fait marrer… Et si c’était que ça, mais aujourd’hui je suis la risée de tous, ils m’ont même affublé d’un sobriquet ridicule : "Cuverville" ! Comme si ça suffisait pas… faut qu’ils insistent, « Cul vers ville », des fois que certains auraient pas compris !
- mais non peuchère, ce nom là c’est juste pour honorer le nom de Cuverville, tu sais, le commandant de la flotte de la Méditerranées dans les années 1890…
- humm, ça me console pas, ça fait trop d’années que je supporte les moqueries…
- je vais te dire, moi : je suis bien content de pouvoir les admirer à nouveau tes fesses, fan de chichourle, parce que souviens-toi en 44, tu avais perdu tes deux bras et t’as bien failli disparaître pour de bon non ? Les Allemands récupéraient toutes les statues en bronze pour en faire des canons, t’as eu de la chance d’en réchapper !
- oui c’est vrai, mais je suis quand même resté coincé avec des tas de vieux débris dans un entrepôt sordide jusqu’en 1957 !
- Té, justement, quand ils t’ont retrouvé, je crois bien me souvenir qu’un combattant avait écrit sur ton ventre : « Je suis un grand mutilé victime de la guerre, mais je suis heureux de voir la capitulation nazie par la victoire des peuples libres. ». Tu vois, ils t’aimaient bien les Toulonnais. Finalement ils t’ont donné la place que tu méritais : face à la mer !
- Ils ont quand même attendu près de quarante ans avant de m’installer là. Il était temps que je la revois la mer ! D’ailleurs c’est à peu près à cette époque que tu as commencé à venir te promener ici le dimanche, non ?
- Hé oui, peuchère, ils m’ont mis à la retraite en même temps que mon « Mérou », après qu’on ait bourlingué du Brésil à l’Afrique et de la Mer du Nord à l’Iroise. Maintenant j’ai plus qu’à faire comme toi : regarder la mer !
- On pourra toujours bavasser un peu tous les deux, si ça te dit ?
- Té vé, pourquoi pas… Allez vaï, je m’en retourne, à dimanche… même heure, même endroit…
Bert lança un clin d’œil malicieux à Cuverville : « tu seras là ? », puis tourna les talons et prit lentement le chemin du retour.
Il glissa sa main dans sa poche droite, saisi sa pipe et la bourra méthodiquement… Lorsqu’il tira voluptueusement sa première bouffée de la journée, il se retourna vers le géant de bronze…
- C’est vrai qu’il a une belle paire de fesses le bougre ! pensa-t-il, et il reprit son chemin avec au cœur comme un regain d’énergie et plus heureux qu’il n’avait jamais été depuis des années.
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