SAMBA DE RODA
Elle a voulu s’étendre un peu pour oublier la chaleur, mais elle n’a pu dormir, elle a mal au dos, elle a les jambes lourdes, et il fait si chaud que sa robe légère lui colle à la peau. Elle sort sur le balcon et observe à nouveau la ville étrangement calme aujourd’hui. Les rues sont désertes… Jour de la « réconciliation nationale » : c’est un jour férié. Son regard est attiré par l’éclat mouvant d’un chemisier bleu porté par une femme qui traverse, en bas, la rua Comandante Dangereux. Elle porte sur sa tête une immense bassine de faïence émaillée remplie de bananes vertes. Sa jupe large flotte autour d’elle, elle est seule dans la rue mais se déplace comme si une foule la regardait, fière, simple et altière.
Elle entend, sur la droite, à quelques dizaines de mètres en contrebas, un groupe bruyant mais invisible, au-delà de Palanca dans le quartier de Maianga,. Quelqu’un utilise un sifflet, comme pour marquer ou accompagner un rythme….le bruit des voix s’accélère et s’amplifie, puis éclate une salve d’applaudissements.
Il est rare de voir l’Avenida Merien N’guabi vide de tout véhicule. Elle décide d’y descendre, de marcher sur ses trottoirs qu’habituellement elle s’interdit. Elle veut savoir d’où viennent ces cris joyeux qu’elle entend, ces sifflets, ces applaudissements… Devant elle la cour de l’orphelinat est déserte, les jardins aussi, sauf cette ombre qui se glisse derrière le frangipanier, s’accroupit et profite de cette relative solitude pour déféquer à trois mètres de l’avenue. Sous le couvert des arbres qui bordent la congrégation elle ne voit que les tongs jaunes d’une jeune femme qui passe, sans le voir, à quelques mètres de l’homme accroupi.
Une fois dans la rue elle s’étonne de ne pas être écrasée par la chaleur. Au contraire, une brise douce vient de la mer et sèche doucement sa robe moite. Elle tend l’oreille pour se diriger vers la musique et passe devant Palanca. Son gardien, assis sur une chaise, à l’ombre d’un acacia, dort bouche ouverte, sa mitraillette négligemment posée sur son avant-bras gauche, sa main droite l’index posé sur la gâchette. A deux pas de lui, un chien jaune somnole dans la carcasse d’une voiture complètement désossée. Ni l’un ni l’autre ne semble perturbé par les cris d’excitation et la musique qu’elle entend tout près maintenant. Quelques badauds ont grimpés sur la murette qui les sépare de la rue pour mieux suivre ce qu’elle découvre à présent.
Combien sont-ils ? Une cinquantaine peut-être. Elle ne devrait pas être là… Elle reçoit chaque jour, depuis son arrivée à Luanda, des mises en garde sur les dangers de la rue. On insiste pour lui dire que les musséqués sont des zones de non droit, qu’aucun blanc ne doit y pénétrer. Mais la frontière est si étroite entre sa résidence et cet autre monde en marge… seulement quelques mètres qui la séparent de cette autre ville dans la ville qui grouille de gens, de cris, de vie. Que peut-il lui arriver ici ? On est en plein jour, le soleil tape fort et inonde les ruelles, elle n’a sur elle ni argent ni bijou, seulement sa petite robe de coton, maintenant presque sèche, qui lui flatte la jambe sous la douceur de la brise… Derrière la murette, au centre d’une cour de terre battue, une vingtaine de jeunes, tous vêtus de blanc, font cercle autour d’un couple. Elle, les cheveux tressés, serrés en un petit chignon sur la nuque, a la croupe rebondie des jeunes africaines et porte comme tous les autres un pantalon blanc. Lui, semble plus jeune, plus frêle, mais son agilité est surprenante. Il tourne autour d’elle en suivant le rythme des mains qui frappent la cadence. Accroupis sur le sol, trois musiciens donnent le tempo. Elle ne connaît aucun des instruments étranges dont ils font sortir des accords envoûtants et très rythmés. On ne peut pas résister à l’invitation, elle se prend à frapper aussi dans ses mains et à sourire comme tous ceux qui l’entourent. Au centre du cercle les deux jeunes gens s’affrontent, ils semblent jouer à un jeu de séduction et de défis : il caracole, elle ondule, elle recule, il avance, il s’élance, elle s’échappe… et les gens tout autour tapent plus fort dans leurs mains. Puis c’est le silence soudain, en une fraction de seconde où chacun semble obéir à un code que tout le monde connaît. Sauf elle. Elle tape une fois de trop dans ses mains et tous les regards convergent vers elle.
Hoje, c’est la fête, Adriano et Oko vont m’ rejoindre bientôt dans la cour pour la Roda. J’ sais que Bella s’ra là et qu’y aura aussi les autres. Faut qu’ cette fois-ci j’aie l’ courage de l’inviter pour la samba. Faut qu’elle comprenne que j’ suis son homme et qu’elle a pas le choix. Depuis que j’ suis né j’ l’attends. Il est temps qu’elle sache.
Cirilio est v’nu avec les autres, j’ crois qu’il est v’nu seulement pour me dire que Janeeza va arriver aussi. Mais c’est pas Janeeza qui m’intéresse, c’est Bella. J’ finis d’enfiler mon pantalon blanc. J’ les rejoins dans la cour. Les musiciens sont là. Y’en manque aucun : Le berimbau, le pandeiro, et surtout l’atabaque. Justement Simâo fait chauffer la peau du tambour, il tape doucement une p’tite cadence, il fredonne en lissant l’ cuir du plat d’ sa main, jusqu’à c’ que l’ son convienne à son oreille. L’est fort Simâo, personne comm’ lui sait jouer les bons accords. C’est son avô qui lui a appris. Il connaissait tous les chants traditionnels de la Cappoeira. Maint’nant Simâo, on l’ demande partout, mais quand c’est moi qui lui dit d’ venir jouer la samba de roda, il vient toujours. Il m’ connaît bien Simâo, il sait suivre mes feintes, il m’ donne le bon tempo, avec lui j’peux sauter comme un impala, il m’ donne l’élan. Et hoje, faut que la Bella elle soit fière de moi. Faut que j’ fasse mieux qu’tous les autres.
Tous ceux du bairro arrivent, ils s’installent tout autour, nous on s’accroupit autour des musiciens, c’est Oko et Adriano qui s’affrontent d’abord. Janeeza vient tout près d’ moi, Bella me regard’ même pas. Elle fait la fière mais j’crois bien qu’elle en veut à Janeeza. Quelque chose me dit qu’elle est jalouse. Oko et Adriano sont accroupis au pied du berimbau, Simaô a trouvé le bon rythme, il frappe et mon cœur cogne comm’lui. L’atabaque le suit, sa musique enfle dans ma tête, puis le pandeiro jettent ses notes aigues et des couleurs jaillissent juste derrière mes yeux, et tournent, tournent comme un tourbillon… La science de mes ancêtres remont’ dans mes veines. J’ sens monter la fièvre. Joaô commence à chanter, seul, puis la « roda » toute entière reprend l’ refrain, alors Oko s’élance au milieu du cercle, Adriano le suit, il s’appuie sur ses deux mains, lance la jamb’ droite très haut et fauche de la gauche Oko qui esquive avec beaucoup d’ malice, comm’ un singe. Adriano est agile, il saute aussi haut qu’ les épaules d’Oko, mais Oko est rapide, comme une gazelle, il feinte et s’ faufile, comme le serpent… j’connais bien leur jeu, mais chaque fois j’me laisse prendre. Encore un moment et j’ vais rentrer dans la « roda » à mon tour. J’attends juste qu’Oko s’ fatigue un peu pour l’ remplacer. Tous les deux nous emmènent dans la savane, Adriano est l’ chasseur et Oko la proie, mais j’ crois que c’est la proie aujourd’hui qui va gagner. Voilà, Oko sort d’ la « roda » c’est à moi d’ jouer ! J’affronte Adriano mais pour séduire Bella je joue la mandiga, j’ ruse, j’enrobe, mes pieds tricotent des dessins frénétiques, aux applaudissements qui éclatent j’ vois bien qu’ mon jeu enthousiasme la roda toute entière… et Bella ? J’ veux lui faire tourner la tête, j’ m’avance vers elle et quand Adriano sort à son tour je l’invite et je sais qu’elle peut pas refuser, c’est la règle, alors elle entre dans la roda avec fierté, j’ dois pas perdre les pédales, faut pas que j’ me relâche et j’ sais que j’ peux compter sur Simaô. Il a compris : il règle le tambour jusqu’à le faire roucouler, comme une colombe. Alors Bella devient lascive, elle ondule, m’ fait monter les sangs, puis fait vibrer ses fesses comme elle seule sait l’ faire et quand j’ m’approche à la frôler elle s’échappe, hautaine et magnifique mais m’ reprend aussitôt sans m’ toucher. La samba l’habite, elle est entrée dans son corps et dans mon cœur. Mon jeu la touche, j’en suis sûr et lorsque Simaô frappe l’ dernier coup et interrompt brutalement l’ jeu ses yeux m’ transpercent jusque dans les tripes.
Les mains qui frappaient en cadence se sont tues en même temps qu’ le Berimbau, mais quelqu’un dans la roda a continué à contretemps. C’est pas la règle. J’ lève les yeux, j’ vois une « branca » au milieu des gens du bairro. C’est pas courant une blanche dans un musséqué. Elle s’est perdue ? Elle sait pas qu’ici c’est chez nous ?
Simaô qui comprend vite reprend le tempo, Joaô chante à nouveau. Bella s’est accroupie près des musiciens, alors j’ vais vers la branca, et j’ l’aguiche. Les applaudissements et les sifflets explosent, et les rires aussi. Elle a pas l’air de connaître les règles, elle comprend pas mon invite, j’ lui prend la main et je l’amène au milieu du cercle. Joaô chant' plus fort, Simaô s’éclate les paumes sur le berimbau, tout' la roda claque des mains en cadence. Elle commence à balancer son corps et elle m’ sourit. J' croise le regard de Bella. Cette fois-ci j’ crois qu’ j’ai gagné son cœur.
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