Je le vois depuis quelques années, sur le trottoir, tout près de chez moi...
j'ai imaginé son histoire...
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Alex et Matti
Le jour a brûlé ma peau un peu plus et je m’allonge, le nez dans les étoiles, pour les voir s’allumer une à une… Il est sans doute pas loin de minuit. J’ai sorti ma paillasse devant la porte pour profiter de la fraîcheur de la nuit. Matti est allongé à mes pieds, libéré de sa muselière… J’entends son souffle régulier, je sens sous mes pieds enfouis dans sa fourrure se gonfler son poitrail rassurant. Matti et moi on fait une bonne équipe…
La lune dessine un beau croissant, luisant comme une lame de sabre, je tends le bras jusqu’à en toucher la pointe. Pourquoi dans ce pays où mon voyage s’est arrêté le ciel paraît-il si proche de la terre ?
Là-bas, à Kaiserslautern, où me ramènent parfois des bribes de souvenirs, je regardais souvent la lune avant de m’endormir, quand j’étais môme… j’en dessinais les contours avec le doigt sur la buée des carreaux du dortoir. C’était avant, du temps de Bernd, Nils, Markus… du temps de Mathhias… et de Anke. Le souffle de braise du jour a laissé la place à une brise douce, presque fraîche, chargée de tous les parfums de la garrigue, le thym, le romarin, la sarriette et la sauge sauvage dont un pied est venu se planter tout seul au coin de la barraque, près du tonneau qui récolte les eaux de pluies… quand il pleut… J’aime bien en froisser les feuilles pour sentir la Provence. Les cigales se sont tues…
Les mains croisées sous la nuque je repense à ma journée. J’en dessine une carte postale comme pour chacune de mes journées mémorables depuis que j’ai débarqué ici. Ca fait quoi ? cinq ans déjà… peut-être six… je sais plus. Au début je cochais les jours et les mois sur mon petit agenda. Pis j’ai perdu l’agenda, le carnet d’adresses, les numéros de téléphone. J’ai peut-être aussi perdu ma tête… un peu. Mais j’irai pas plus loin.
Ma vie c’est ici maintenant, au Pradet, dans ce champ de vignes dont le propriétaire m’a laissé utiliser la cabane en pierres de Bormes à condition que je chasse la nuit les sangliers qui viennent grapiller son « Tibouren ». Des sangliers j’en ai pas vu beaucoup… autant dire que mon boulot de surveillance se résume à pas grand-chose. Mais quand même une fois ya trois-quatre ans j’ai eu peur. J’étais sorti au beau milieu de la nuit, pris d’une envie subite d’aller arroser les coccinelles… Matti sur les talons. Sitôt dehors il s’est mis à grogner. J’ai cru d’abord qu’il s’agissait de cette bande de marloux qu’étaient venus me bousculer une nuit et qui en avaient après mon pécule de la journée. A l’époque j’avais pas encore adopté Matti. J’étais resté sur le carreau. Sonné. C’est là que j’ai compris que j’avais besoin d’un chien… Non cette nuit-là c’était un sanglier… une belle bête comme celles qu’on peut voir à la lumière des phares sur les routes de l’Hotzenwald en Forêt noire. Lui non plus il s’attendait pas à me voir, mais passé le moment de surprise il a voulu charger. C’est là que Matti s’est rué sur lui. Sûr que le sanglier s’y attendait pas non plus, il s’est carrapaté vite fait. Moi, finalement, j’étais rassuré pour l’avenir. Oui, Matti et moi on fait une bonne équipe.
Une journée mémorable, aujourd’hui, je pensais… encore une à épingler sur le tableau des souvenirs. Je suis arrivé à ma place comme d’habitude, un peu avant l’ouverture, pour être en poste quand arrivent les premiers clients vers neuf heures. Mon pote Eric, le chef de la sureté, était en train de faire le tour du propriétaire pour vérifier s’il n’y avait pas eu de visiteurs pendant la nuit. J’ai vu passer Cendrine, la petite caissière qu’ils viennent d’embaucher pour l’été. Je me suis installé avec Matti, pas loin de la sortie, sur le passage qu’empruntent forcément les clients avant de rapporter leur chariot. Endroit stratégique, les chariots pleins de victuailles donnent parfois mauvaise conscience à ceux qui passent devant moi. C’est rare qu’une petite pièce vienne pas tinter dans mon écuelle. Je dis toujours « Merci Madame ». Oui parce que c’est le plus souvent les dames qui donnent. Ah sauf, la grosse là… celle d’aujourd’hui. Ca fait des mois que je l’ai remarquée. Par contre, elle, quand elle passe devant moi, elle me voit pas. Enfin, elle fait mine de pas me voir. Elle m’a jamais rien donné. Même aujourd’hui…
A midi, toujours à mon poste, l’air était brûlant. La petite Cendrine est venue me porter une bouteille d’eau fraîche pendant sa pause. Mignonne la petite, brunette, des yeux profonds comme l’eau de la Nagold par temps gris, une petite à me faire regretter ma belle gueule d’avant. J’ai dit aussi « Merci Madame », pas plus. Moins t’en dis, moins on te pose de questions. Ils pensent tous que je suis maboul, un peu sourd, un peu muet, ou étranger… un qui cause pas leur langue. Là ils ont pas tout à fait tort, mais j’ai largement eu le temps de l’apprendre leur langue depuis le temps…
Un peu après mon pote Eric m’a filé un sandwich… mais vu la fournaise prévisible de l’après-midi j’ai pas voulu le stocker dans mon sac à dos, j’ai préféré le manger tout de suite. Eric il a pas toujours été mon pote. Même qu’au début il était le premier à m’envoyer paître ailleurs. La direction avait donné des ordres. Je rentrais pas dans le tableau. Alors pendant quelques mois j’ai changé de coin. Je me suis collé à la sortie de la Caisse d’Epargne, juste à côté du distributeur de billets, au centre ville. Ca allait, ça marchait plutôt pas mal… le coup statégique du chariot ça marche aussi avec les liasses de biffetons dans le porte-monnaie… Et puis le directeur d’Agence à changé, le nouveau trouvait lui aussi qu’ça faisait pas propre un sdf devant sa porte. J’ai connu des moments un peu plus difficiles. Mais ça faisait maintenant pas mal de temps que les gens du Pradet s’étaient habitués à moi, alors quand je me suis repointé au supermarché les caissières ont fait bloc autour de moi quand mon pote d’aujourd’hui à voulu m’envoyer voir du pays. Le gars était plutôt interloqué, respectueux je dirais, vu l’aura qui me faisait comme une auréole au milieu de ces dames. La direction a capitulé aussi.. Depuis je suis tranquille. Je m’fais discret, je suis poli, je dis « Merci Madame ».
En fin d’après-midi un peu avant qu’on ferme les portes, ça a été la ruée. A l’heure ou les touristes quittent enfin la plage, ils se souviennent qu’il manque le pain, le beurre ou les croquettes du chien… Le supermarché était bondé. Moi j’avais sué toute la journée, il me tardait de rentrer dans mes vignes, mais je patientais encore… vu la densité de bronzés qui s’agglutinaient derrière les caisses, il s’en trouverait bien quelques uns pour lancer une petite pièce dans mon bol. C’est là que j’ai vu la grosse, le chariot plein, se diriger vers la sortie… Comme d’hab elle a fait mine de pas me voir. Elle est passé devant moi le regard perdu dans les oliviers du parking, moi j’ai tourné la tête pour apercevoir celle de la petite Cendrine derrière sa caisse. Le reste s’est passé très vite. J’ai entendu crier, puis un drôle de bruit comme un chariot en roue libre qui viendrait s’écraser sur une rangée de voiture, et un bruit de course. « Le con » j’ai pensé, « il est pas d’ici c’est pas le bon chemin pour s’enfuir incognito ». J’ai eu qu’à tendre la jambe pour qu’il vienne s’affaler aux pieds d’Eric qui venait de débouler comme un fou. Matti n’a fait qu’un bond sur le dos de l’idiot pour le soumettre. Le sac à main de la dame a décrit une jolie courbe et son contenu s’est répandu sur le trottoir devant moi. J’ai ramassé les pièces, une à une, et je les ai remises dans le porte-monnaie et le porte-monnaie dans le sac, avec un permis de conduire rose, en trois volets, où la photo d’une jeune et jolie rousse me souriait. J’ai ajouté les clefs de la voiture, la carte bancaire, le carnet de chèque et le mouchoir. La grosse dame est venue vers moi en se frottant le coude et le genou. Là… elle m’a regardé. Je lui ai tendu son sac. Elle m’a dit « Merci Monsieur ». Je sais pas pourquoi je lui ai dit : « Alex, je m’appelle Alex ».
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... et puis un jour, après avoir écrit ce texte, je lui ai posé la question : "d'où venez-vous ?... pourquoi êtes-vous là ? Comment vous appelez-vous ?"
Il m'a répondu : "Je m'appelle Alex... je viens de Hongrie"... Jusque là je ne connaissais pas son prénom, alors je l'ai rajouté à l'histoire !