Compostelle le 46ème jour : PORTOMARIN/PALAS DE REY (25 km) | |
Le refuge était bondé, j’ai donc attendu la dernière minute pour partir, encore une fois la dernière, et m’assurer ainsi d’être seule sur le chemin. Mais je ne me suis pas attardée avec les hospitaliers qui n’en avaient que le nom…
Je reviens sur mes pas, descends à nouveau les escaliers du bout du pont qui mènent à la ville, et je traverse l’ambalse de Belesar. Parvenue de l’autre côté du plan d’eau, je me retrouve sur une piste forestière qui monte raide à travers une forêt de sapins. Quelques rares habitations désertes ou désertées m’apparaissent au dernier moment, comme surgissant du brouillard... Cette première partie de l’étape me semble lugubre. La brume est épaisse, le soleil encore invisible, il fait froid et bien qu’il ne pleuve pas, l’humidité dégouline de mon chapeau de cuir et sur mes vêtements. Je renifle et accélère le pas pour me réchauffer un peu… L’itinéraire emprunte chemins de traverse et routes goudronnées, passant de l’un à l’autre par petits tronçons qui ont au moins l’avantage d’éviter la monotonie.
Depuis quelques kilomètres déjà j’ai rencontré les premiers « Horreos » sans savoir tout d’abord de quoi il s’agissait. Curieusement construits sur piliers de bois ou de ciment, ces constructions m’ont d’abord fait penser qu’il s’agissait peut-être d’une petite chapelle à la mémoire d’un illustre ancêtre, car j’en voyais de plus en plus dans les cours ou les jardins des fermes que je traversais… En fait il s’agit de greniers à grain, comme nous avons nos petits silos à maïs dans le sud-ouest, mais perchés sur quatre piliers assez hauts pour protéger les réserves de l’humidité du sol et « posés » sur de grandes dalles de pierre débordantes pour empêcher les rongeurs d’y grimper. Pratiquement chaque maison en possède un et certains sont vraiment très anciens et très beaux.
Une autre particularité du paysage me confirme que je ne suis plus très loin de Santiago : les immenses et odorants eucalyptus qui se font de plus en plus denses et annoncent le climat océanique tout proche. La mer est à moins de 200 km maintenant…
Je marche depuis près de deux heures sans avoir traversé aucun village, je n’ai rencontré que quelques fermes disséminées ça et là, isolées de tout. Et là coup sur coup j’entre dans Gonzar, puis Castromaior où la borne 80 m’informe que Santiago se rapproche. En moins d’une heure je traverse quatre villages avec Hospital de la Cruz (qui abritait autrefois un hôpital de pèlerins encore en activité en 1739 et où aujourd’hui un refuge de la Xunta renoue avec la tradition) et le hameau de Naron.
Au lieu-dit « Lameiros » juste avant Ligonde, je trouve, au pied d’un magnifique calvaire une famille espagnole en grande conversation. Le père, la mère et la fille gesticulent en parlant très très fort et me font penser tout d’abord qu’il s’agit d’une dispute, et puis, me rapprochant, je constate qu’ils ne font que « parler ». Ils ont entrepris le pèlerinage depuis les deux cents derniers kilomètres pour pouvoir obtenir la « compostella » octroyée à cette condition lors de l’arrivée à Santiago. Mais la mère semble beaucoup souffrir et veut s’arrêter… pour se donner du courage elle se signe sans arrêt tout en maugréant et en prenant le ciel à témoin en se tordant les bras, les mains, en tournant sur elle-même. Je pense en moi-même qu’en faisant trop de gestes elle se fatigue un peu plus… mais je tiens à prendre une photo du calvaire et j’attends patiemment qu’ils veuillent bien reprendre la route et me laisser un peu d’espace pour la pause qu’après quatre heures de marche je décide de faire ici. Mais leur conversation très animée continue de plus belle et bien que je les salue très poliment, aucun ne me répond et ils continuent de s’agiter en criant sans faire plus attention à moi. Finalement je me dis que je n’ai pas non plus de raison de faire attention à eux et je m’installe près du calvaire, sors un morceau de pain et entame un bout de fromage. Je me dis qu’ils finiront bien par partir un jour et me laisser prendre la photo du fameux calvaire… En effet, après une bonne demi-heure d’agitation familiale, ils repartent toujours en maugréant et en gesticulant comme des moulins à vent… et sans m’avoir jamais jeté un seul regard ni adressé une seule parole. Le monde est étrange mais comme il fait bon tout à coup de déguster en même temps que mon morceau de fromage un bon morceau de silence champêtre…
Le soleil est enfin revenu et me chauffe le dos, j’en frissonne d’aise. Je balaie du regard le paysage alentour. Tout est beau et calme, on se croirait en Bretagne. Un troupeau de vaches et de moutons traverse le chemin, j’entends distinctement un chœur de grenouilles qui tentent sans grand succès de trouver le « la » sur deux ou trois octaves. L’air sent l’herbe fraîche mêlée de l’odeur des bouses tout justes gracieusement déposées par le troupeau qui vient de passer, mais je trouve cette odeur agréable et ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec la "madeleine de Proust"… Oui oui, cette odeur ramène encore à ma mémoire de tendres souvenirs d’enfance. Je ne suis pas une fille de la ville, je me retrouve en sabots, des années en arrière, chez mon grand-père paternel. Il était Cheminot et ma grand-mère, Garde-barrière, s’occupait aussi de la ferme. Oui c’était bien cette odeur-là, odeur de vie et de découvertes, de fou-rires avec ma sœur Françoise, dans les bottes de foin où parfois nous trouvions les œufs, trop tard ! Et puis, comme si j’y étais, tout à coup une autre odeur remonte du plus profond, l’odeur du son mouillé que l’on mélangeait à la pitance du goret. Un seau contenait les épluchures de la soupe de légumes, les déchets ménagers ordinaires dont on ne savait pas encore qu’ils étaient naturellement « biodégradables »… Je plongeais mes deux mains dans ce magma pour y mélanger le son … et j’adorais ça !!! Je me réjouissais à l’avance de voir le cochon que l’on engraissait se ruer vers l’auge où je déversais le seau et y plonger son groin avec délice tout en manifestant sa satisfaction par des grognements sonores. Je n’avais pas encore fait la relation entre cet animal passionnant et affectueux et les guirlandes de saucisses et de jambon qui séchaient lentement dans l’âtre… Mais ça, c’est une autre histoire…
Depuis mon départ des Landes de Gascogne, j’ai traversé beaucoup de « campagnes » différentes, de la Navarre à la Galice, en passant par la Rioja ou le Bierzo, mais celle-ci me parle encore plus que les autres. J’y retrouve des odeurs enfouies dans ma mémoire… des odeurs oubliées que je redécouvre avec bonheur, j’ai vraiment l’impression de replonger dans un monde où le temps s’écoulait doucement, calmement, où l’horizon de mon futur était si éloigné que je pensais rester une enfant toute ma vie…
Etrange chemin qui me ramène là où le bonheur était sans nuages… même si ceux-ci, tout proches étaient prêts d’éclater… Je ne le savais pas encore… J’étais si heureuse… et c’est ce bonheur sans nuages qui m’accompagne aujourd’hui, simplement parce qu’un troupeau de vaches..., parce qu’un chœur de grenouilles..., parce qu’une odeur de son…
Je reprends ma route le cœur gonflé à bloc. Je sais que mes compagnons Joël l’Alsacien et Heinz l’Allemand me réserve un couchage au refuge de la Xunta de Palas de Rey. Rien ne presse, je me donne complètement à ce cheminement radieux, j’en profite à pleins poumons.
Je traverse Eirexe, Portos, Lamelas et Rosario sans presque m’en rendre compte, j’admire au passage de magnifiques "ruches" en paille montées elles aussi sur ‘pilotis’ (ce sont aussi de petits silos à grains). De l’Alto do Rosario je tente d’apercevoir le fameux « Pico Sacro » où selon la légende les disciples de Saint Jacques, ramenant sa dépouille de Terre Sainte et souhaitant lui donner une tombe décente, demandèrent à la Reine Loupa « La Louve » de leur accorder un lieu de sépulture. Elle leur répondit d’aller sur cette montagne où ils trouveraient un troupeau de bœufs, d’en atteler deux pour charger la dépouille et de choisir ensuite eux-même l’endroit le plus adéquat. En réalité cette reine cruelle les envoyait à une mort certaine, les bœufs étaient des taureaux sauvages, qui contre toute attente se laissèrent approcher et atteler. Furieuse la reine dépêcha une armée à leur poursuite, mais une crue soudaine du torrent emporta les soldats. La Reine, convaincue par ces « miracles » se convertit et offrit son palais pour la sépulture de St Jacques…
Entre Histoire et légendes, je me perds dans les méandres de Palas de Rey. La ville, toute en pente, tisse un réseau de ruelles toutes reliées par de nombreux escaliers. Je n’ai pas de mal à trouver le refuge… attablés à une terrasse de bistrot, mes amis Heinz et Joël dégustent une bière mousseuse et m’invitent à les accompagner… J’accepte sans détours et cette bière fraîche rajoute à mon plaisir de l’étape. Mes compagnons m’ont bien gardé un lit pour la nuit. Je découvre avec étonnement le refuge de la Xunta. Grand, propre, récemment restauré, les douches y sont chaudes et les lits confortables… Je sais que ce soir je m’endormirai sans berceuse…