Le 43ème jour : Dimanche 28 Mai Hospital da Condesa/Triacastela (16,5 km) | |
Lorsque je quitte le refuge il est 8 h 30, tous les autres sont partis de bonne heure, Sophie aussi, avant même que je me réveille, elle a glissé un petit mot dans mon sac et son adresse… Le gîte est toujours aussi froid et je n’ai rien pour déjeuner… Je m’enfuis presque sur le chemin pour pouvoir me réchauffer un peu. Mais il pleut, encore, à verse, une pluie glacée qui pénètre ma veste… qui dégouline tout autour de mon chapeau de cuir et le long de mon dos… Très vite j’ai un litre d’eau dans chaque chaussure et ça me rend la marche difficile. Le sol aussi est glissant. Je ne vois personne sur le chemin… Par moment je surplombe la route et, entre deux nappes de brouillard mouillé je vois que quelques pèlerins ont préféré le goudron…
L’horizon est complètement bouché. Je ne vois pas grand chose et pourtant je me rends compte que le paysage doit être exceptionnel par beau temps. J’entends des pas derrière moi, bientôt un pèlerin me double, je le salue, il ne me répond pas mais m’envoie une belle bouffée de fumée. Parce qu’il fume en marchant… la cigarette pendant au coin de la bouche, il me bouscule presque et continue comme s’il ne me voyait pas. C’est un géant… enfin, il est très grand, très gros, très lourd et il sent très mauvais… C’est peut-être bien un ours… égaré dans la montagne ! Sa fumée de cigarette me flotte longtemps dans les narines et me soulève le coeur. Je n’ai encore rien mangé ce matin et cette odeur me donne la nausée… Il a une drôle d’allure ce pèlerin bizarre. Lunettes et moustaches comme s’il voulait se cacher, le sac de guingois sur le dos et l’allure mal assurée comme si c’était sa première randonnée… Ca me fait penser à ce qu’on raconte sur le chemin… que certains profitent de sa relative liberté et des grands tronçons désertiques pour s’y cacher ou s’y rencontrer… On parle de l’E.T.A… On parle de trafics auxquels le chemin servirait malgré lui… On dit beaucoup de choses…
Le chemin étroit descend à flanc de colline au milieu de pâturages, de vergers, de potagers... J’ai l’impression d’être de retour en France, quelque part dans le Pays Basque. C’est aussi vert, aussi vallonné et aujourd’hui aussi mouillé…
Après plus de deux heures de route j’entre dans le petit village de Padornelo puis quelques centaines de mètres plus loin, à l’Alto do Poïo, je trouve un refuge privé et un bar où j’entre prendre un grand café. L’espagnol un peu bizarre qui m’a doublée sur le chemin est déjà là. Silencieux et taciturne il ne me voit toujours pas. Puis rentre un Français, Alsacien de Strasbourg, nous échangeons quelques mots, je bois un deuxième café mais n’arrive pas à me réchauffer. Dehors il pleut toujours… et il y a beaucoup de vent. Je repars sans conviction dans le grand vent et j’ai vraiment très froid.
J’ai déjà parcouru 10 km lorsque j’entre à Biduedo. Je m’arrête à nouveau dans un petit bar au bord d’une rue cimentée, pour manger une portion d’omelette espagnole, un peu de chaud dans tout ce froid… mais je ne reste qu’une demi-heure et je repars… toujours sous la pluie. Lorsque je passe sous les lignes à haute tension (il y en a plein tout au long de cette étape) j’entends ronronner les câbles électriques et grésiller la pluie qui tombe et une peur irraisonnée me fait imaginer qu’un câble pourrait lâcher au moment où je passe dessous. Dans le film « Tandem » qui réunissait Jean Rochefort et Gérard Jugnot, le premier avait une angoisse récurente lorsqu’ils roulaient sur autoroute, celle de voir tomber un vélo d’une passerelle… Et puis une nuit… un vélo tombe mais Rochefort dort et ne s’en rend pas compte.. Si ça se trouve un câble est tombé après mon passage !… Je meuble comme je peux cette étape solitaire et silencieuse, si différente de celle ensoleillée d’hier. Je me refuse à penser à des choses trop graves, ou trop sérieuses, j’ai en toile de fond la proximité du terme de mon voyage… Ca m’angoisse. Je n’ai pas envie de penser que cette marche a une fin et que cette fin approche.
La pluie a détrempé la terre grasse de ce pays de Gals, et elle colle aux chaussures, je patauge dans la boue, dans les flaques d’eau et glisse dans les bouses de vaches… Je quitte les monts du Cebreiro pour entrer dans la petite vallée de l’Ouribio et quand j’arrive à Triacastela, la ville des trois chateaux, il pleut toujours.
C’est ce qui me décide à faire halte ici et à ne pas poursuivre jusqu’au Monastère de Samos où j’avais espéré arriver mais qui est encore à 10 km de là.
Le refuge de la Xunta de Galice est très vaste et installé dans un parc. Les bâtiments, fonctionnels et anonymes, immenses dortoirs, douches chaudes, laverie pour le linge me paraissent gris et tristes. Ce confort est pourtant bienvenu bien que l’endroit ne me semble pas vraiment accueillant, je veux dire, pas vraiment chaleureux.
La chaleur, je finis par la trouver au restaurant qui fait face au refuge. Il faut commander son repas du soir. Puis, l’heure n’étant pas encore venue (on dîne tard en Espagne !) j’en profite pour laver tout mon linge et le mettre à sécher… Je prends une douche chaude, merveilleuse, me fais un shampoing, me sèche les cheveux… comme c’est étrange de retrouver des gestes de confort souvent oubliés sur le chemin… Mes cheveux, coupés court à Saint-Jean-Pied-de-Port, vivent très bien cette liberté en plein vent, sous le soleil et sous la pluie. Ils sont devenus blonds comme les blés à force de soleil et frisent comme le manteau d’un mouton. Hirsute mais propre comme un sou neuf je repars au restaurant pour dîner. Le patron à installé mon couvert à une table pour deux personnes et me demande si cela me gêne de la partager avec un autre pèlerin. J’accepte bien sûr et me retrouve face à l’Alsacien aperçu rapidement ce matin à l’Alto do Poïo… Il s’appelle Joël… nous parlons beaucoup… entre temps le restaurant s’est rempli mais il y a peu de pèlerins. Le village vit sa propre vie, avec, mais pas exclusivement pour le chemin. Beaucoup d’hommes dans le bar… le verbe haut, le rire fort, l’accent qui roule comme les galets d’un torrent. La fumée embrume l’atmosphère, mais je me sens bien… et mon vis-à-vis est quelqu’un d’intéressant. Il élève des chevaux en Alsace et vit à la campagne comme un homme des bois me dit-il ! Joël est jovial, son regard sourit toujours, ses pommettes rouges l’étiquette comme un « bon vivant »… et pourtant Joël, comme les autres, porte son fardeau sur le chemin. Le courant passe bien entre nous, les heures filent sans que nous nous en rendions compte et rendent à cette journée sans soleil la chaleur humaine qui lui faisait défaut pour la rendre, comme les autres, mémorable…