Le 14ème jour : SAMEDI 29 AVRIL UTERGA /LORCA |
Je dois revenir sur notre soirée épique d’hier soir à la Casa San Martin et du fou-rire qui nous a prises, Chris et moi, pendant notre souper. Quand nous avions « réservé » notre dîner en fin d’après-midi c’est à la fille de la maison que nous nous étions adressées et nous nous étions entendues sur le menu simplissime qui nous convenait très bien, des œufs aux jambon une salade verte et un morceau de fromage… Le soir lorsque nous arrivons, nous sommes persuadées que nous sommes attendues et il s’ensuit un quiproquo pittoresque dans la mesure où les consignes n’ayant pas été passées par la fille de la maison, nous voyons arriver des plats que nous n’avions pas commandés. De plus il devient très difficile de comprendre ce que nous barragouine la tenancière, ou plutôt, si je comprends bien le début des phrases je n'arrive pas à en comprendre la fin… Finalement une petite loupiote rouge s’allume dans ma tête lorsque les bonnes connexions se font dans mon cerveau et m'éclairent sur le langage très particulier qu’elle utilise et que toute la famille utilise également… En français ça pourrait donner quelque chose comme ça : « je vous fais une petite soupette de petites poulettes avec des petites pommedeterrettes et un petit verre de vintounet"… et tout à l’avenant.
J’ai fini par adopter le même vocabulaire pour demander un petit morçonnet de fromageounet et une petite tassounnette de cafétounet… et ça a marché ! le plus dur étant de ne pas éclater de rire au milieu de la phrase…
En fait, nous nous en rendrons compte plus tard en passant dans les autres villages, c’est la manière de parler d'ici. On ne dit pas « un huevo de gallina » mais « un huevito de gallinetta », « un vaso de vino » mais « un vasito de vinigo » ou « un pan » devient « un panego », alors bien sûr….il m’a fallu un temps d’adaptation pour comprendre les phrases à rallonges… d’ailleurs l’addition aussi fut à rallonges… normal ! Nous choisissons d’en rire…
Levées à 7 h 30, ce n’est qu’à 9 h 30 que nous sommes prêtes à « desayunar » à la "Casa San Martin", sur une table directement posée sur la route, d’un grand bol de café pour moi, d’un grand bol de thé pour Chris, accompagnés des quelques madeleines un peu rassises que nous avions achetées à Pampelune hier…
Ce matin nous sommes très en forme et le temps est magnifique. Notre étape commence sur une crête champêtre, bordée d’un côté par du blé ou de l’avoine encore verts et de l’autre par des amandiers aux troncs blanchis à la bouillie bordelaise, des oliviers au feuillage vert tendre et des vignes basses qui commencent à bourgeonner. Le paysage est grandiose et nous franchissons les 5 premiers kilomètres sans nous en apercevoir.
Nous savons Chris et moi que nous allons bientôt nous séparer après dix jours de marche ensemble… mais nous savons aussi que nous n’aurons pas de sitôt l’occasion d’être ensemble, aussi proches que nous ne l’avons jamais été de toute notre vie… Est-ce la proximité de la séparation, est-ce le paysage buccolique, la douceur de l’air, ou les pas accumulés tout au long de ces kilomètres qui nous ont rapprochées… est-ce tout simplement la nécessité d’aborder le drame qui a marqué notre enfance pour tenter de l’expliquer et d’atténuer les souffrances qu’il nous a infligées à l’une et à l’autre, l’une contre l’autre ?… Chris commence à parler, avec hésitation, elle cherche ses mots en essayant d’éviter d’effleurer de trop grandes souffrances enfouies dans ses souvenirs de fillette. Elle pense être la seule à avoir souffert de ce qui nous a séparées. Elle avait six ans lorsque je suis née. Elle était l’aînée, j’étais la troisième. Une troisième fille lorsque mon père attendait, depuis le premier enfant, un garçon. Et puis il y avait la Tante, Tatie Lou, sans enfant et sans espoir de n’en avoir jamais aucun. Il y avait notre père, militaire, toujours en mission à l’étranger qui ne revenait en permission à la maison que pour faire un autre enfant à ma mère : ma sœur aînée, fin de la guerre, ma sœur cadette, retour de Syrie, moi, retour de Tunisie, l’aîné de mes frères : mission en Afrique noire, pour le deuxième et le troisième, permissions pendant la guerre d’Algérie… Six enfants, trois filles et trois garçons. Mais lorsque je nais je suis la troisième fille, pas vraiment désirée. Ma mère, un peu débordée avec ses trois bambines accepte d’envoyer ma sœur aînée chez sa marraine, Tante Louise, qui insiste pour garder la fillette durant les vacances d’été : pour soulager ma mère, dit-elle. Puis prétextant qu’elle a bien du travail avec ces deux petites, elle inscrit ma sœur à l’école, près de chez elle, juste pour quelques semaines, le temps que ma mère « se retourne »… et puis les semaines passent, les mois, ma sœur ne comprend pas que du jour au lendemain elle soit séparée de sa mère, de ses sœurs. Elle vient nous rendre visite, chaque dimanche, et pleure quand « on » l’arrache à sa maison pour repartir chez la Tante qui de mois en mois refuse purement et simplement de la rendre à ses parents…
Comment est-ce possible ? Eh bien, il suffit qu’un autre enfant pointe le bout de son nez, un garçon cette fois-ci, un garçon tant attendu… Il suffit que l’attente d’une mutation se prolonge un peu trop, que le logement paraisse trop petit pour accueillir tant d’enfants… d’autant qu’un cinquième est bientôt mis en route…. Il suffit que mon grand-père paternel dont la tante Louise est la sœur, soit atteint d’un cancer et le sache et exige, sur son lit de mort, que ma mère, qui l’adore et qui est sa fille unique, lui fasse la promesse de ne jamais reprendre l’enfant à cette sœur qui ne peut en avoir… « Il t’en reste bien assez des enfants pour t’occuper ! ». On sait bien qu’on ne peut refuser une promesse à un homme qui va mourir… Et ma mère promet. Et ma mère ne rompra jamais sa promesse, mais je l’entendrai pleurer, longtemps, longtemps les dimanches soirs, et mêmes les autres jours.
Et la Tante distillera son poison dans le petit cœur de Chris qui, elle, veut à tout prix rentrer chez elle, dans SA maison, près de SA maman et de ses frères et sœurs… Elle lui dira qu’elle a bien de la chance de vivre avec son oncle et sa tante puisqu’elle a été abandonnée par ses parents. Que ceux-ci n’en veulent plus, qu’ils lui préfèrent ces bébés qui n’arrêtent pas de naître. Et puis elle sera gâtée comme elle ne l’aurait jamais été avec nous… Une part pour elle toute seule quand il aurait fallu partager entre six …
A elle le manteau de vraie fourrure, les souliers vernis, les vêtements à la mode, le premier transistor… A elle l’Ecole des petits rats de l’Opéra, puis l’Ecole des Beaux-Arts…
La tante finira par gagner… Chris finira par haïr cette famille qui l’a rejetée, croit-elle, et cette petite fille (moi) à la naissance de laquelle tout est arrivé ! Les années furent construites sur des non-dits, des pleurs, des secrets, des haines entretenues pour faire durer l’impossibilité d’un éclaircissement qui aurait, lorsque Chris aurait atteint l’âge de raison, permis de lui laisser le libre choix de revenir chez elle. Ce kidnapping organisé dressa mes parents l’un contre l’autre, et je subis, je crois bien, dès ma naissance, cette lourde charge de culpabilité puisque j’étais celle à cause de qui le drame s’était joué.
Je laisse parler Chris, en me retenant d’intervenir, pour ne pas rompre ce fil ténu qui se dévide lentement et âprement, même si lorsque j’entends certains détails j’ai envie de hurler… Il reste encore deux jours à marcher ensemble. Je trouverais bien l’occasion de défaire les nœuds habilement tressés par les autres, d’expliquer l’autre facette de l’histoire, de rétablir la vérité, de lui dire que moi aussi, autant qu'elle…
Nous marchons sans bruit, les larmes n’en font pas, et nous apercevons le premier village de Muruzabal, puis celui d’Obanos qui nous offre une pause nécessaire… ma sœur me tient la main, je lui tends mon mouchoir…
A Obanos la vue d’une cabine téléphonique me donne soudain l’envie de joindre les miens. J’appelle la maison sans succès, au bureau le téléphone sonne dans le vide…
A la sortie d’Obanos, nous passons sous une arche de pierre, comme on sort d’un lieu sacré où se seraient déroulés offrandes ou sacrifices… Nous ne sommes plus très loin de Puente la Reina. Une immense statue de pèlerin nous accueille à la jonction du chemin aragonais et du chemin navarrais qui se rejoignent ici pour n’en former plus qu’un « le chemin français » « el Camino Francès ».
A l’approche de la ville de hautes cheminées rouges nous intriguent… elles sont surmontées d’énormes nids où nichent des cigognes.
Nous cherchons le Monastère des Frères Réparateurs (est-ce un clin d’œil du destin ?) pour qu’ils apposent sur nos credentiales le tampon de la ville. On nous fait patienter sous les allées voûtées d’un cloître magnifique et nos cœurs trouvent là un peu du calme nécessaire pour retrouver le bon tempo…
Nous traversons toute la ville. C’est jour de marché. Un foule immense s’agite de tous côtés, la musique nous mène jusqu’au centre du village par la Calle Mayor ou une fanfare explose en cuivres, en tambours et en cymbales. C’est la fête à Puente-la-Reina, mais il y a beaucoup de monde et cette foule tout à coup m’angoisse un peu…
Nous débouchons sur le pont de la Reine qui a donné son nom au village, on le nomme aussi le pont des Pèlerins, il enjambe l’Arga… et je me rends compte que nous sommes devenues tout à coup des « héroïnes »… pour un car d’Autrichiens en voyage culturel. Nous sommes littéralement mitraillées et filmées sous toutes les coutures alors que nous franchissons le pont d’un pas décidé et rythmé par nos « bourdons ». En nous regardant, Chris et moi, nous en rajoutons un peu dans la noblesse du port, manière d’évacuer en rires intérieurs la tension qui s’est accumulée pendant la marche… Le guide qui accompagne ces gentils voyageurs nous interviewe dans un assez bon français et est avide de donner beaucoup de détails à ses clients… qui sauront donc, d’où nous venons et où nous allons… Le car redémarre lorsque nous arrivons au bout de la rue et à l’intérieur c’est une centaine de mains levées pour nous dire au revoir et nous encourager…
Nous continuons notre route alors que le soleil devient plus fort. Il est midi passé mais nous voulons nous avancer vers Estella, notre dernière étape ensemble.
A 15 h nous arrivons à Maneru, superbe village aux extraordinaires maisons antiques, aux armoiries sculptées dans la pierre sur le frontispice des portes en arcs de cercle.
Un espagnol à vélo (il est de San Sebastian, en vacances ici…) nous amène au seul bar du village. Et là je demande s’il est possible de déjeûner. Le monsieur me répond qu’ils font bien restaurant toute la semaine, mais sauf le samedi et le dimanche…. Alors je dis d’une petite voix : « Por favor, para dos pobrecitas peregrinas… » (S’il vous plaît pour deux pauvres petites pèlerines…) Et le monsieur, fermant les yeux, un sourire jusqu’aux oreilles me répond : Valé, Valé ! Vamos a ver… (Ca va, ça va… on va voir…).
De fait, nous ferons là notre meilleur repas depuis Roncevaux et pour un prix modique… A nous l’ensalada mixta, el filete de ternera, las albondigas y los helados, con una maravillosa cerveza fresca, una media botella de navarra y un cafe solo…. Que nous éliminerons tout au long des 12 km suivants, sur le camino qui nous amenera à Cirauqui, puis à Lorca où nous dormons ce soir chez l’habitant…
En quittant Maneru, nous passons sur l’antique voie romaine, la Calzada, dont certains tronçons sont magnifiquement conservés, bordée de cyprès elle franchit un ruisseau affluent du Salado sur un pont à dos d’âne, roman, presque parfaitement conservé.
Nous arrivons à Lorca et cherchons le domicile de la Senora Carmen où nous espérons pouvoir passer la nuit. La ville de Lorca tiendrait son nom du mot arabe Al-aurque (la bataille) en référence à la bataille que perdit en 920 Sanche 1er de Navarre, vaincu par le musulman Abenlop lequel était surement basque autant que lui puisque islamisé et probablement fils de Lope (fils du Loup) comme ses cousins chrétiens les Lopez…
Carmen et Jesus son mari, nous accueillent chaleureusement et nous installent dans une jolie chambre bleue. Nous dînerons avec eux, très curieux de connaître, eux aussi, l’endroit d’où nous venons et un peu de notre histoire.
Il est déjà 22 heures, je m’endors sur mon carnet… Demain sera la dernière étape pour Christiane.